Staline

Homme fort de l’URSS pendant plus d’un quart de siècle, Staline fut l’un des acteurs majeurs de l’histoire contemporaine. « Petit père des peuples » et fondateurs des goulags, il est à la fois le grand vainqueur d’Hitler, le modernisateur de l’URSS et l’artisan d’une terreur généralisée dans son pays. Doté d’une réputation d’homme médiocre et peu cultivé, il déploie en réalité un talent exceptionnel pour parvenir au sommet du pouvoir et y rester. Peu importe si Lénine prônait son éviction, il se présente aux yeux du peuple comme le gardien du marxisme-léninisme face aux élites intellectuelles de la révolution. De même, bolchevique et géorgien, il n’hésite pas à jouer l’identification avec les grands tsars Ivan le Terrible ou Pierre le Grand pour s’approprier le nationalisme grand russe. Dénué de compétences militaires, il se laisse attribuer le bénéfice de la victoire sur l’ennemi nazi. En somme, Staline sait pervertir tout élément susceptible de renforcer sa prééminence dans l’Etat et l’emprise de l’Etat sur l’individu.




Mais derrière les images du Staline « politique », architecte du totalitarisme, la vie de l’homme semble obscure. En fait, le « vojd », dont on affiche le portrait dans toutes les Républiques populaires, mène une vie austère et laborieuse qui se confond avec son seul objectif : le pouvoir. Manœuvrant dans l’ombre pour écarter ses ennemis, réprimant dans le sang toute menace pour son règne, Staline incarne, à l’instar de son « frère ennemi » Hitler, une image du tyran transposée au XXème siècle.



Du séminaire aux actions révolutionnaires

Joseph Vissarionovitch Djougachvili naît à Gori en Georgie dans une famille d’anciens serfs, pauvres et sans éducation. Sa date de naissance reconnue est le 21 décembre 1879, cependant, on retient également le 18 décembre 1878, jour indiqué sur son extrait de naissance. Alors que son père cordonnier meurt dans une rixe en 1889, Joseph est envoyé au séminaire orthodoxe de Tiflis (Tbilissi) à l’âge de quinze ans. A partir de 1898, il fréquente les milieux étudiants marxisants et supporte de moins en moins la discipline orthodoxe. Il est renvoyé du séminaire l’année suivante pour son manque d’assiduité et des lectures interdites.



A partir de cette période, il met ses talents d’orateur hérités du séminaire au service du Parti socialiste. Il milite à travers le Caucase et notamment à Bakou jusqu’à sa première arrestation en 1902. Condamné à l’exil en Sibérie, il s’échappe et reprend ses activités. Telle sera la vie du jeune Djougachvili jusqu’en 1917 : une suite d’actions militantes et d’emprisonnements. Au sein de la mouvance bolchevique du Parti social-démocrate, il prend le surnom de Koba. Après avoir participé à la révolution de 1905, il rencontre Lénine en 1906. Koba prend alors un rôle important dans des hold-up destinés à remplir les caisses de la révolution, avec l’accord de Lénine.



Alors que sa femme meurt en 1907, Koba est à nouveau arrêté l’année suivante. La période courant de 1908 à 1912 est  marquée par une succession d’arrestations et d’évasions ainsi que par l’ascension de Koba, devenu Staline, « l’homme d’acier ». En 1912, Lénine l’appelle au Comité central du parti bolchevique et lui confie le journal révolutionnaire la Pravda. Parallèlement, grâce à son ouvrage « Le Marxisme et la question nationale », il se pose comme le spécialiste des nationalités au sein du Parti. Mais Staline est à nouveau arrêté en février 1913 pour être cette fois déporté à Touroukhansk, dans une région reculée de la Sibérie. A défaut de réussir une évasion, il devra alors attendre la révolution de 1917 pour retrouver sa liberté.



Un révolutionnaire brutal et sans états d’âme

En février 1917, la Russie est à nouveau en pleine ébullition politique. La révolution se traduit pour Staline par une libération et le retour parmi les cadres de la mouvance bolchevique. Reprenant les rênes de la Pravda dès mars, il est élu le mois suivant au Comité central. En accord avec Lénine sur la rupture nécessaire avec les mencheviks, il participe à la Révolution d’octobre. Membre du Politburo, commissaire du peuple aux Nationalités et très actif dans la guerre civile, Staline cumule déjà de nombreuses fonctions. Sur la question des nationalités, il suit dans un premier temps le point de vue de Lénine en faveur de l’autodétermination et l’égalité entre les peuples.



Pendant la guerre civile, il est remarqué pour ses actions radicales et ses capacités à gérer les situations difficiles avec sang froid et sans états d’âme. Ainsi, il est chargé de récupérer des récoltes dans la région de Tsaritsyne (future Stalingrad, désormais Volgograd) pour sauver Moscou, mission qu’il accomplit avec succès mais au prix d’actions musclées. C’est d’ailleurs à cette époque que commence son différend avec Trotsky. Son action pour maintenir l’ordre à Saint-Pétersbourg est également une réussite. Il échoue en revanche en Pologne où son refus d’envoyer des renforts à Varsovie mène à une défaite et est très critiqué.



Après sa nomination au secrétariat général du Comité central en avril 1922, vient le premier accroc sérieux avec Lénine, à propos des nationalités. Comme l’avenir le montrera, Staline fait peu de cas des identités nationales. Indirectement, il prône la domination russe dans son projet d’Etat fédératif commandé par Lénine. Toujours favorable à l’égalité entre les peuples, celui-ci n’apprécie guère cette perspective. Il se méfie de plus en plus de celui qu’il nommait auparavant « le merveilleux Géorgien ». D’ailleurs, en 1922, Lénine rédige une note souvent qualifiée de « testament politique » et dans laquelle il invite le Parti à se méfier d’un Staline « trop brutal », qui cumule trop de pouvoir et risque de s’en servir à mauvais escient.



La conquête du pouvoir

Lénine a en effet perçu le rôle stratégique que prend le poste a priori formel de « secrétaire général du Comité central » quand la bureaucratie se renforce. Cela n’échappe pas non plus à Staline. Après la mort, en janvier 1924, du dirigeant historique de la révolution bolchevique, c’est un atout fondamental dans la course à la succession. D’autant plus que les dirigeants, trop soucieux d’évincer Trotsky, ne prennent pas garde aux avertissements de Lénine concernant Staline.

Staline se positionne tour à tour « à droite » puis à gauche. Ainsi, il élimine ses adversaires les uns après les autres, s’alliant avec les ennemis d’hier pour faire tomber un allié de la veille : Trotsky, Zinoniev ou encore Boukharine et Rykov chutent successivement, laissant le champ libre. Staline les éliminera définitivement quelques années plus tard dans les procès de Moscou.



Parallèlement, Staline use d’un discours simplificateur qui lui donne l’agrément des nouveaux arrivants du Parti, souvent moins cultivés et d’origine plus modeste que les dirigeants historiques de la révolution. Il se clame véritable successeur orthodoxe de la pensée de Lénine, et s’emploie à faire oublier les désaccords des dernières années. Par ailleurs, il s’appuie fortement sur la bureaucratie – qui inquiétait Lénine – qu’il peut en partie contrôler.

En 1929, Staline occupe tous les postes stratégiques et a évincé ses ennemis. Il les remplace par des proches, des collaborateurs fidèles et dociles. Mais Staline ne s’est pas simplement imposé dans les cercles de pouvoir, il devient le « vojd » (le guide) du peuple et amorce le culte de la personnalité. L’URSS est mûre pour accueillir le stalinisme.



Le stalinisme

Deux grandes actions engagées successivement en 1928 et 1930 illustrent la politique nouvelle que l’on nommera par la suite stalinisme : le premier plan quinquennal et la création du goulag.

L’objectif des plans quinquennaux est de rattraper l’immense retard économique de l’URSS : l’industrialisation doit se faire à marche forcée. Ainsi, la NEP (Nouvelle politique économique) est supprimée et l’agriculture doit accepter une profonde réforme : la collectivisation de masse. En effet, pour permettre à l’industrie de fleurir, Staline veut s’appuyer sur un large effort du monde paysan. Mais ce dernier n’adhère pas avec enthousiasme à cette nouvelle économie. Les kolkhozes, immenses fermes d’Etat, sont perçus comme un nouveau servage. Staline démontre qu’il n’est pas surnommé « l’homme d’acier » sans raison et qu’il n’a pas perdu la fermeté qui le caractérisait lors de la guerre civile. Les ennemis de la réforme sont immédiatement assimilés aux ennemis de la révolution et donc du peuple. Parmi eux, les « koulaks », des paysans enrichis, sont particulièrement mal considérés. Une véritable guerre leur est livrée, donnant tout son sens au Goulag, lieu de déportation des ennemis du régime. Aux milliers d’exécutés et de déportés, s’ajoutent les millions de morts de la grande famine de 1932-1933. Staline, au courant de la situation, ne faiblit pas : la paysannerie se soumet.


Après avoir écarté dans les années 1920 ses adversaires potentiels dans les cercles restreints du pouvoir, Staline engage en 1936 la mise au pas de toute la société. C’est la période des grandes purges. Des milliers de fonctionnaires sont remplacés, des centaines exécutées dans tous les domaines de l’Etat et notamment dans l’armée. Les bolcheviques de la première heure servent d’exemples dans les procès de Moscou. Mais les actions staliniennes ne se limitent pas à la bureaucratie et aux élites : de vastes campagnes, aidées par une juridiction d’exception, permettent l’arrestation de plusieurs centaines de milliers de personnes. C’est ce que l’on nomme la « Grande Terreur ». Pendant longtemps, le rôle de Staline a été minimisé dans ces actions. Mais l’ouverture des archives après la chute de l’URSS a permis de démontrer son engagement. D’ailleurs, il n’hésite pas, durant cette période, à autoriser l’arrestation et l’exécution de membres de sa belle-famille (de son premier mariage).


A la fin des années 1930, entre 600 000 et 700 000 personnes auraient été exécutées tandis que l’URSS compte entre 5 et 10 millions de prisonniers politiques. Staline a mis en place un système totalitaire.

Le maréchal Staline, vainqueur de Stalingrad
Pendant qu’il tient le pays d’une main de fer, Staline doit pourtant s’inquiéter du contexte international et notamment de la montée des fascismes, violemment anti-communistes. Il cherche tout d’abord un soutien du côté des démocraties européennes, notamment l’Angleterre et la France. Si la politique intérieure est à l’heure de la répression, les PC européens sont invités à collaborer avec les démocrates tandis que l’URSS rentre dans la SDN en 1934.


Mais URSS et démocraties occidentales sont animées de la même méfiance mutuelle. Chacun espère qu’Hitler enverra ses forces contre l’autre. Non convié à la conférence de Munich, Staline se tourne vers Hitler. Il envoie Molotov signer le Pacte germano soviétique le 23 août 1939. Dès lors, Staline fait confiance à Hitler ou tout du moins espère retarder l’échéance de la guerre, certainement conscient du retard technologique de l’URSS. Cela lui permet notamment d’annexer une partie de la Pologne et les Etats baltes mais aussi de mesurer la faiblesse de son armée contre la Finlande.



Ainsi, le 22 juin 1941, malgré les alertes récurrentes données par les renseignements, l’URSS est prise au dépourvu face au lancement de l’opération Barbarossa. Une grande partie de sa flotte aérienne est détruite au sol avant même que l’armée ait eu le temps de réagir. Staline met du temps avant de donner des ordres. La légende veut qu’il soit resté prostré plusieurs jours avant de réagir. En fait, il semble avoir pris le temps de la reflexion. Mais, de ce fait, l’armée recule très vite et énormément, payant la perte de ses élites lors des grandes purges.



Pourtant, cette défaite désastreuse est bientôt transformée au bénéfice du vojd. Face à la barbarie des nazis, Staline ressuscite et encourage le nationalisme grand russe. Refusant de quitter la ville de Moscou en péril, il s’identifie à la patrie et démontre une fermeté exemplaire. Les soldats partent au combat en chantant à sa gloire. Mais c’est aussi avec cette même fermeté qu’il refuse d’échanger le Maréchal Paulus contre son fils prisonnier des Allemands. Celui-ci se suicide pendant sa détention.

En 1945, devenu maréchal, Staline bénéficie d’un nouveau statut dans ses frontières comme à l’extérieur : il est l’homme qui a sauvé le peuple et celui qui a battu Hitler. La guerre lui a permis de renforcer le culte de la personnalité et de centraliser encore plus de pouvoirs. Le « petit père des peuples » est presque considéré comme un dieu, il est au faîte de sa puissance et de sa gloire.

















Fin de règne

Ainsi affermi, Staline replonge le pays dans la terreur durant les dernières années de sa domination. Si la guerre a permis une certaine libéralisation du régime, le retour à la paix favorise le retour à l’ordre. De surcroît, la guerre froide justifie un durcissement de l’idéologie. « L’impérialisme », synonyme de capitalisme, redevient l’ennemi premier tandis que Tito remplace Trotsky dans le rôle du « déviationnisme ». De nouvelles arrestations ont lieu, comme lors de l’affaire de Leningrad.

Staline pousse la logique totalitaire jusque dans ses extrémités. La culture, cible traditionnelle, est à nouveau sommée de se plier aux dogmes du réalisme. Réhabilité pendant la guerre, Chostakovitch, comme de nombreux artistes, est à nouveau condamné pour des tendances « bourgeoises » et « cosmopolites ». Même la science doit avoir des conclusions convenables et arrangeantes pour l’Etat. Ainsi, Staline donne son soutien aux thèses de Lyssenko qui affirment que les acquis sont héréditaires.

Staline est de plus en plus omniprésent dans toute la vie de l’URSS mais le personnage est de moins en moins visible. Depuis que sa seconde femme s’est suicidée en 1932, il semble avoir renoncé à un nouveau mariage et à une vie sociale « classique ». Il vit essentiellement entouré de ses très proches collaborateurs. Il faut attendre septembre 1952 pour que le vodj daigne organiser le XIXème Congrès du Parti. Il s’est écoulé treize ans avant que se réalise un Congrès qui, jusqu’à la fin des années 1920, était annuel. Staline y fait une apparition courte où il annonce des réformes des institutions et accuse ses plus proches collaborateurs, comme Molotov, de connivence avec l’ennemi impérialiste.

Quelques mois plus tard, la Pravda annonce un nouveau scandale : c’est le complot dit « des blouses blanches ». L’appel à la vigilance bolchevique et aux délations prédit de nouvelles purges massives. La nouvelle cible de Staline est le « cosmopolitisme », souvent synonyme de judéité. Nourrissant une paranoïa grandissante, Staline suit cette affaire de très près jusqu’au 5 mars 1953, jour où il meurt d’une attaque cérébrale.












Les funérailles de Staline sont grandioses, à la hauteur du culte de la personnalité cultivé de son vivant. Les communistes du monde entier manifestent pour lui rendre hommage. Pourtant, en quelques mois seulement, les portraits de Staline disparaissent progressivement des murs soviétiques. En 1956, Khrouchtchev fait un rapport secret sur les excès de l’ancien dirigeant lors du XXème Congrès du PCUS. C’est le début de la déstalinisation. Staline a en effet régné dans le sang : entre les arrestations, les déportations, les exécutions massives et la famine de 1932, les victimes du régime se comptent en millions. Face à un tel bilan, on compare souvent Staline et Hitler, les deux bourreaux du XXème siècles et les créateurs d’un nouveau type de régime défini comme « totalitaire » par la philosophe Hannah Arendt. En effet, dans le régime nazi comme dans le stalinisme, l’idéologie imprègne toutes les couches de la société et l’individu est presque nié au profit du « Volk » (le peuple) d’un côté et de la cause communiste de l’autre. Les outils de contrôle, et notamment répressifs, sont similaires : ainsi le Goulag est l’équivalent du camp de concentration.


On peut également souligner l’admiration d’Hitler pour la capacité de Staline à soumettre la paysannerie et l’antisémitisme manifeste de Staline à la fin de sa vie. Toutefois, ce dernier se distingue par sa capacité à se maintenir au pouvoir pendant vingt-cinq années, pouvoir qu’il cherche à centraliser en déléguant le moins possible. Les divergences idéologiques sont également indépassables. Et, s’il a usé de déportations très ciblées sur certains peuples, Staline n’a jamais mis en place de système d’éradication systématique d’une population similaire à la Shoah. De surcroît, s’il a symbolisé la terreur d’un régime meurtrier, il fut aussi l’artisan de l’industrialisation très rapide de son pays, une avancée payée au prix fort.

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